Armé d’une simple caméra numérique, Wang Bing s’attaquait en 1999, pour sa première réalisation, à une entreprise prodigieuse : conserver la mémoire de Tie Xi, gigantesque complexe industriel de la ville de Shenyang, au nord-est de la Chine. Envahi par les Japonais en 1932 et exploité par l’armée impériale jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis sous influence soviétique la décennie suivante, Shenyang devient dans la Chine populaire des années cinquante un des hauts lieux de la politique industrielle menée par Mao. Le site de Tie Xi ne cesse ensuite de s’accroître, avant de succomber à sa propre obsolescence et d’entamer, au tournant du siècle, une période de longue agonie. Pendant deux ans, le réalisateur a enregistré la vie de ses habitants, au travail comme à la maison. Il en ressort un document monumental de plus de neuf heures, composé à la façon d’un triptyque. La grande force de Wang Bing est de s’être focalisé sur la dimension collective du phénomène “Tie Xi”, et d’en avoir extrait l’âme de toute une population. Saisir l’ampleur d’un mouvement aussi général nécessitait que le réalisateur entrât en communion avec la masse de ces travailleurs et en assimile la logique, sans quoi le film risquait d’être sacrifié à l’anecdote. Ce que propose Wang Bing – et qui donne à son travail une qualité si exceptionnelle –, c’est de nous convertir à son expérience, une expérience dans laquelle il a engagé sa propre vie, au fil des années. D’où la durée du film : une conversion nécessite du temps.
S’ouvre alors au spectateur un monde ahurissant qui n’est autre que celui que partagent quelques milliers de Chinois ordinaires à l’autre bout du globe. Tandis que la Chine s’apprête à faire peau neuve et qu’on s’empresse de détruire les anciens symboles du communisme, Wang Bing rappelle que, sous les décombres, un peuple survit. Il est probable qu’un jour il en vienne à réclamer la voix qu’on lui a brutalement supprimée.
Hubert Niogret, Positif.