Essai filmé sur l’art du photographe à partir des archives de Denise Bellon (1902-1999).
Il ne s’agit pas ici d’un « film d’art », ou d’une exposition de photos sur banc-titre. Notre propos, en nous appuyant sur les archives (environ 25 000 négatifs) d’une photographe, Denise Bellon, est d’essayer d’analyser la façon dont nous percevons une photo déjà ancienne. Car nous pensons que le regard sur une photo qui a quarante ou cinquante ans (et à plus forte raison sur une photo vraiment ancienne) est tout à fait différent du regard que nous portons sur une photo du jour.
La photo qui a déjà de l’âge déroule, entre elle et nous, entre l’image et le présent, une durée implicite. Un cliché de l’exposition de 1937 montrant face à face le pavillon soviétique et le pavillon allemand, la faucille et le marteau face à la swastika, en 1937, c’est un instantané. Regardé en l’an 2000, nous y ajoutons inconsciemment, la guerre de 1939-40, le pacte germano-soviétique, l’invasion de la Russie en 1941, la chute du mur de Berlin, etc. Nous portons sur une photographie d’il y a dix ou cinquante ans un regard qui est celui que les religions prêtent à l’Etre omniscient, qui voit le passé, le présent et l’avenir, le regard de Dieu, en somme.
Dans les dizaines de milliers de contacts des archives de Denise Bellon, nous avons retenu un certain nombre de thèmes et organisé une construction, dont nous ne pouvons et voulons donner ici que des échantillons, suggérer la tonalité et la couleur affective.
La première partie du film nous montre les images du Paris des années trente, images souriantes et pacifiques.
Mais petit à petit les yeux de la jeune photographe se sont ouverts, par ce qu’elle a vu dans ses voyages et son travail, et sous l’influence d’un groupe d’amis, les surréalistes, qui ne se bornent pas à annoncer les désastres à venir, mais en mettent à nu les causes, en détruisant les racines.
Peu à peu la vision de l’artiste se fait plus pénétrante et plus cruelle (parce que de plus en plus véridique. Elle a appris qu’il ne suffit pas de réfléchir les images comme un miroir, mais qu’il faut aussi réfléchir sur elles, que la réalité a toujours des faces multiples, un endroit et un envers, que Paris, ce sont les jolies femmes vêtues par les grands couturiers et les belles voitures de luxe, mais aussi la zone et les bidonvilles, les pouponnières modèles, mais aussi les Gueules cassées, vestiges vivants et effrayants de la guerre, la triomphale Exposition de 1937, mais aussi la prostitution, la pauvreté, la misère.
Car le secret de l’art de la photographie, c’est quand le photographe lui-même a appris à lire l’avenir dans les images qu’il moissonne au présent.
La séquence suivante organise la matière des grands voyages effectués avant la guerre par Denise Bellon : Maghreb, Afrique Noire, Finlande, Pays Baltes.
Parcourant l’Afrique Noire, Denise Bellon nous fait entrevoir l’avenir réel, les révoltes qui vont conduire, par les chemins des insurrections et les guerres coloniales, les colonies à secouer la domination de leurs maîtres.
Plus tard en Finlande, ce qu’elle entend monter de l’horizon, ce sont des bruits de botte et le tonnerre des bombardements.
Et en effet, ce qui attend la photographe à son retour en Europe, c’est la guerre.
Une drôle de guerre. Qui aurait cru que faire la guerre, pour une grande nation, cela consistait à demander à chacun de se faire chiffonnier, à ramasser la vieille ferraille, les vieux papiers, les vieux chiffons, à proclamer « Avec notre ferraille, nous forgerons l’acier victorieux » ?
Cette mobilisation du bric-à-brac, cette campagne de France des déchets, est-ce que cela peut remporter une victoire ?
Malgré les élégants uniformes de brillants militaires de propagande, malgré les volontaires américains de l’American Feld Service, le rempart de ferraille et de vieux chiffons ne contient pas l’armée allemande.
Le Maréchal-Ferrand de nos villages redevient sous Pétain un personnage important de la vie quotidienne. Faute d’essence on se contente de chevaux et de gazogènes.
Une ville d’eau est devenue la capitale dérisoire d’une moitié de la France.
La pénurie fait disparaître les aliments et apparaître les cartes d’alimentation.
Les petits métiers fleurissent à nouveau dans l’infortune. On raccommode, on rempaille et bricole, on rafistole et recolle, on se débrouille comme on peut, et on ne peut pas grand chose, on ne peut pas beaucoup.
On cache les trésors précieux, que ce soit les films que Henri Langlois amasse dans sa baignoire, cinémathèque de fortune, ou un peu de la toison des moutons, qui deviendra ce trésor, un fil de laine.
Comme nous nous rapprochons du présent, l’écart entre l’immédiat de l’image photographique et son futur diminue. Si nous poursuivions jusqu’à l’instant où le film est en train de se réaliser, cet écart disparaîtrait presque entièrement.
Paris est enfin libéré du froid, de la faim, de la pénurie. Il y a encore des queues dans la rue et dans les école des enfants rachitiques. Pas plus que les rivages de la France ne sont encore libérés des mines, ni les ports des épaves de navires coulés, ni les fleuves de France des ponts à demi détruits qu’il faut déblayer, ni les villes et villages des ruines de la guerre.
La vie pourtant reprend. Les vieux amis se sont retrouvés après des années de combat, de captivité, de déportation, d’exil. La jeune photographe a retrouvé André Breton et Jacques Prévert, Brauner, Yves Tanguy et Toyen, Henri Langlois qui peut sortir ses bobines de leurs cachettes. Elle a retrouvé aussi André Masson, qui reprend son travail
en France après l’exil américain. Elle a lié amitié avec Joseph Delteil et fait la connaissance de nouveaux visages du théâtre et du cinéma, de Jean-Louis Barrault à Gérard Philipe, de Serge Reggiani à Roger Blin. Elle a rencontré Joë Bousquet et André Gide, Picasso et Pagnol. Mais elle a surtout exploré sans relâche les gens de tous les jours, les acteurs ordinaires de la vie ordinaire...Paysans de la Drôme...Passants des rues de Paris...Tailleur de pierre à Montpellier...Marins de Marseille et pêcheurs de Sète...Ménagères et institutrices...Elle a écouté les pêcheuses d’Oléron et les travailleurs de l’usine communautaire de Valence et les mineurs de l’Aude, les paysans et l’Hérault et les montagnards des Pyrénées.
Elle a vu dans sa vie de femme et de photographe, beaucoup de pays et beaucoup de paysages, des pays très beaux et des paysages magnifiques. Elle en a vu et photographié de toutes les couleurs et de tous les genres. Mais quand elle feuillette les classeurs où est engrangée la moisson d’images de sa vie elle se demande si le plus beau et le plus varié des paysages de la terre, ce n’est pas le visage humain.
Yannick Bellon Chris Marker