Chaque matin, ces filles de la campagne venues chercher fortune à Hanoï sont des milliers à quitter la banlieue pour se rendre à pied, au milieu des voitures et des motos, à leur travail ou à la recherche d’un emploi au pays de Cocagne, la florissante zone industrielle japonaise.
À la réalisatrice qui l’interroge sur sa condition, l’une d’elles répond de laisser là la caméra et de venir s’asseoir à côté d’elle pour qu’elle puisse “lui parler comme à une sœur”. Elle indique du même coup deux choses : que la réalisatrice a son âge, et qu’il est des pensées qu’on confie à une sœur complice dans le chemin de la vie, mais qu’on tait devant une caméra – et un micro – qui sont des instruments de pouvoir. La réalisatrice s’assoit aussitôt à côté d’elle. La caméra ne quittera guère cet espace-là. Tout au plus, le champ s’élargira-t-il à la chambrée, à la petite cour, à une rue dehors. À sa façon, le dortoir est un personnage du film : les héroïnes y confient, entre fous rires et larmes, leurs émotions du jour, leurs espoirs de demain, leurs joies et leurs colères. Il est le miroir au creux duquel toutes les contradictions du Vietnam moderne, du monde extérieur, se déposent et se dénoncent. Le tableau que les jeunes filles dressent des bienfaits de la mondialisation a beau être sinistre, aucune des épreuves qu’elles rencontrent n’entame leur détermination, leur appétit de vivre. Elles sont sûres du bien-fondé de leurs droits, de leur sens de la justice. Elles partent à l’assaut de la mondialisation avec indignation, une inébranlable confiance, et espièglerie. Leur belle énergie, elles ne la trouvent ni dans la propagande officielle ni dans le miroir aux alouettes de la société de consommation, mais au plus profond de la société vietnamienne, dans la démocratie de base des communautés villageoises et la puissance des liens familiaux. Yann Lardeau